Ne touchons aux lois fiscales que d’une main tremblante

Le gouvernement issu des élections de 2017 s’était engagé à ne pas créer d’impôts nouveaux, sans pour autant signifier qu’il n’augmenterait pas les taux de ceux déjà en place. Mais certaines des « très bonnes idées » énoncées au cours du grand débat national qui s’achèvera mi-mars 2019, dont certaines sont déjà fortement soutenues par le président de la République iraient, si elles se concrétisaient, jusqu’à remettre en cause cette modeste promesse.

Ainsi en va-t-il de la création d’une tranche supérieure nouvelle de l’impôt sur le revenu, mais également la création de taxes nouvelles, par exemple un nouvel ISF « écologique », d’une nouvelle « taxe carbone » sur les transports, dont les contours et les périmètres s’étendent de jour en jour.

L’agitation actuelle et les propositions variées pour créer de nouveaux impôts, soit pour plus de justice soit pour orienter l’économie et la société dans un sens plus déterminé, démontre que certains de nos concitoyens rêvent d’une révolution qui, à la différence de celles du passé, pourrait se réaliser d’une manière technique par le seul biais d’une fiscalité particulièrement inventive.

Cet article n’a pas pour objet de discuter en détail de la pertinence de surtaxer ou non telle ou telle situation. Il propose, lorsqu’il s’agit de les réformer, de réfléchir d’abord à ce qu’est l’impôt, tel que défini dans la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789, en rappelant que le point de départ de toute fiscalité est non l’impôt en soi, mais le financement des dépenses publiques : « Pour l’entretien de la force publique, et pour les dépenses d’administration, une contribution commune est indispensable ». La question de la justice fiscale ne vient qu’ensuite, l’article 13 de la Déclaration

précisant que cette contribution « doit être également répartie entre tous les citoyens, en raison de leurs facultés. »

Cette Déclaration, qui rappelons-le a une valeur constitutionnelle, fixe donc comme point de départ les dépenses auxquelles l’État doit faire face, et non les pressions sur les comportements individuels auxquels un impôt ciblé est sensé pouvoir aboutir. Nous en arrivons sinon à ce que critiquait le président des États-Unis Ronald Reagan : « le gouvernement ne collecte pas l’argent dont il a besoin ; il trouve toujours un besoin pour l’argent qu’il obtient. »1

Le point de départ lorsqu’il s’agit d’envisager les impôts, leur taux et leur étendue, est donc de décider collectivement et démocratiquement de l’objet et de l’ampleur des dépenses. Il s’agit là de préserver un déterminant essentiel de la politique : quels sont les objectifs à atteindre, quelles sont les priorités, quels sont les arbitrages entre les objectifs principaux que l’on ne peut tous atteindre simultanément ; quels moyens financiers mettre en face de ces choix ?

La séquence constitutionnelle est donc qu’une fois les dépenses déterminées par le gouvernement, le Parlement vote les recettes qui permettront d’y faire face, en même temps qu’il encadre l’exécutif par le volet dépenses du Budget, afin qu’aux recettes autorisées correspondent bien les affectations acceptées par les représentants de la Nation. C’est à ce moment que sont définis les assiettes et taux d’imposition, tout en gardant à l’esprit qu’un bon impôt est un vieil impôt.

Ainsi en va-t-il du consentement à la contribution à la charge des dépenses publiques.

Nous sommes malheureusement aujourd’hui loin de ce modèle démocratique et citoyen. Au départ, l’impôt se voulait neutre, évitant d’interférer par des taxations trop ciblées sur le libre exercice par les citoyens et le secteur privé de choix économiques qui leur appartiennent. Il se veut au contraire aujourd’hui objectif et moyen d’une politique qui aurait pour objets essentiels la redistribution et le contrôle des comportements économiques des entreprises et des citoyens.

Sur ce dernier point il convient de réfléchir à la limite de la portée de l’incitation par l’impôt. Ainsi que l’exposait Jean-Marc Sauvé, vice-président du Conseil d’État à l’ENA en 2015, l’objectif « de rendement n’épuise plus la diversité́ des missions de l’État devenu régulateur et garant non seulement des règles de concurrence, mais aussi de notre développement économique et social »2. Cette fiscalité incitative, pour intéressante qu’elle soit malgré ses hésitations et ses « tâtonnements embarrassés », connaît également ses propres contraintes.

À trop vouloir utiliser l’impôt comme seul ressort de la puissance publique, le risque est réel d’aboutir à un blocage de l’économie. Cela se constate par exemple dans la montée en puissance des taxations diverses sur la propriété immobilière. Le niveau atteint aujourd’hui par le montant des droits de mutation – et prochainement peut être par l’instauration d’une taxation des plus-values résultant de la vente de la résidence principale – aboutit déjà à réduire la fluidité du marché immobilier, conduit des propriétaires à renoncer à changer de domicile, freinant ainsi la mobilité géographique de l’emploi et limitant la portée des actions de lutte contre le chômage.

Et si cette tendance à plus taxer l’immobilier se poursuivait, nous pourrions être confrontés à des conséquences économiques graves sur l’emploi. À terme, il faudrait même devoir héberger dans le parc locatif ceux qui auraient renoncé à se porter acquéreurs de leur habitation – avec l’impact d’une telle évolution sur le coût d’investissement et de gestion du parc locatif social.

1 Government does not tax to get the money it needs; government always finds a need for the money it gets.

2 « La fiscalité sectorielle », colloque organisé dans le cadre des entretiens du Conseil d’État en droit public économique, École nationale d’administration, 5 juin 2015.

De plus, les incitations fiscales trop ciblées aboutissent à freiner le progrès technologique. Il en va ainsi de bien des idées de « taxations vertes ». S’il est louable de soutenir un développement durable prenant en compte l’environnement (la vieille TIPP avait largement incité les constructeurs automobiles français à investir dans la fabrication de voitures économes en carburant), l’impôt n’est pas nécessairement et toujours le meilleur vecteur d’une telle politique. Fondée le plus souvent sur une connaissance approximative et superficielle des domaines qu’ils prétendent maîtriser, les systèmes de bonus-malus, par exemple en faveur du moteur électrique au détriment du moteur thermique, sans parler des effets d’aubaine auxquels cela aboutit trop souvent, aboutissent à freiner les progrès possibles vers d’autres technologies plus novatrices, délaissées par la recherche et les industriels car non subventionnées, qui pourraient s’avérer peut-être plus efficientes pour protéger la planète, comme les piles à combustible ou l’utilisation de l’hydrogène comme source d’énergie. Ainsi la critique de l’impôt se conjugue avec l’addiction à la subvention.

Quant au caractère redistributif de l’impôt, il ne fonctionne qu’autant que les acteurs économiques qui sont contributeurs nets acceptent de ne pas modifier leurs comportements. Ainsi l’idée, généreuse (même si c’est avec l’argent des autres) de redistribuer l’héritage des uns au profit des moins lotis conduirait rapidement à décourager l’épargne et l’investissement chez les « riches », et il n’y aurait rapidement plus rien à répartir.

De même il convient de réfléchir sérieusement aux dangers de la tendance actuelle en faveur de recettes affectées, qui non seulement s’oppose au principe démocratique de l’universalité du budget, mais va en outre bien souvent à l’encontre même de l’objectif recherché. Nombreux sont ceux qui aujourd’hui par exemple regrettent que des taxes n’aillent pas directement et exclusivement à la défense de l’environnement. Nous serions tentés de dire que le fait, pour ces impôts et taxes de tomber dans la caisse commune est au contraire une garantie que la protection de l’environnement reste une préoccupation durable de la Nation et de son gouvernement.

Ne serait-il pas contre-productif que personne n’ait plus à se préoccuper à l’avenir de ce sujet dont tout le monde convient qu’il est primordial ? Ne risquerait-il pas alors de devenir secondaire aux yeux de ceux qui considéreraient la question définitivement réglée ? Il revient au contraire au budget de l’État, voté chaque année par le Parlement, et à des choix politiques dont les priorités sont sanctionnées par le peuple à l’occasion des élections (ou par des référendums d’initiative populaire, si cette idée se concrétise), de se préoccuper avec rigueur et constance des questions essentielles, plutôt que de s’en décharger au travers d’un fonds. Et pourquoi d’ailleurs l’environnement serait-il seul sorti du champ des choix budgétaires ?

Ne pourrait-il en être de même pour d’autres secteurs tout autant prioritaires : la défense, la sécurité publique, la justice, la diplomatie, l’entretien des routes ? Sur ce dernier point, un exemple négatif avait été celui du Fonds national d’investissement des transports terrestres et des voies navigables (FITTVN) créé au cours de la décennie 1990. Très rapidement, les dotations du budget général de l’État pour le ministère des transports ont été réduites d’autant. Un fonds affecté devient rapidement un budget inerte et figé, ce qui serait une catastrophe dans le domaine de la protection de l’environnement, pour lequel les avancées technologiques sont essentielles aux progrès.

Il est en outre risqué de lier une politique prioritaire à un seul impôt ou à une taxe. La baisse de ses recettes entraîne alors automatiquement la baisse de l’effort public en sa faveur. Si ainsi des taxes pétrolières affectées à l’environnement aboutissaient à réorienter les automobilistes vers des véhicules fonctionnant à d’autres énergies, il faudrait bien trouver d’autres recettes pour les politiques environnementales. Serait-on prêts à les rechercher ?

Il apparaît ainsi, à quinze jours de la fin du « grand débat national », que la boucle est bouclée. Lancé comme une réponse à la crise des « gilets jaunes » qui s’étaient soulevés contre les taxations

écologiques sur les carburants, les nombreuses questions soulevées, qu’il s’agisse de justice, d’égalité ou de meilleure administration n’ont semble-t-il qu’une seule réponse : créer de nouveaux impôts.

Ce qu’écrivait Montesquieu sur la loi en général dans les Lettres persanes s’applique parfaitement à la loi fiscale (Usbek à Rhedi) :

« La plupart des législateurs ont été des hommes bornés, que le hasard a mis à la tête des autres et qui n’ont presque consulté que leurs préjugés et leurs fantaisies. Ils se sont jetés dans des détails inutiles ; ils ont donné dans les cas particuliers : ce qui marque un génie étroit qui ne voit les choses que par parties, et n’embrasse rien d’une vue générale.

Il est vrai que, par une bizarrerie qui vient plutôt de la nature que de l’esprit des hommes, il est quelquefois nécessaire de changer certaines lois. Mais le cas est rare ; et lorsqu’il arrive, il n’y faut toucher que d’une main tremblante. »

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